Du 11.02.2023 au 14.05.2023
Vernissage le 10.02.2023 à 18:30
EMMANUELLE LAINÉ
Qui décide qui décide ?
Si le travail d’Emmanuelle Lainé porte un regard critique et politique sur la mutation du monde contemporain, l’artiste, loin de produire un discours dogmatique, part de son expérience personnelle, de ses observations pour élaborer ses propositions artistiques. S’appuyer sur son histoire singulière, sur son parcours pour raconter un monde, le monde, le nôtre… telle est la méthode suivie par Emmanuelle Lainé pour construire sa matière narrative.
L’exposition Qui décide qui décide ? questionne le monde du travail, la place des corps et de la pensée dans des espaces contraints et minimalistes, modélisés par une idéologie dominante capitaliste. Quelle place pour l’humain dans un monde d’algorithmes géré par les entreprises du numérique ?
Vocabulaire du tertiaire
Si l’artiste n’adopte aucune posture dogmatique, c’est à ses modèles qu’elle demande de prendre des postures dans ses photographies, sorte d’inventaire à la Prévert de tous les objets de consommation, qui, aujourd’hui, dictent nos comportements. Plus que des modèles, les figures humaines remplissent une fonction : elles matérialisent le corps étriqué, étouffé de nos sociétés contraintes et dominées par l’hybris du système capitaliste, qui conduit à la domination d’une masse par quelques-uns.
Que raconte la mutation des modes de consommation, des conditions de travail ? Que disent les architectures nouvelles sur nos façons d’habiter les espaces, le monde ? L’exposition convoque le monde du travail. Par le biais de matériaux, d’éléments empruntés au vocabulaire esthétique du tertiaire (plaques d’aluminium, stores à lamelles, matériaux bruts comme l’acier, l’inox), l’esprit corporate (tout comme le savoir-faire et techniques industriels, toujours en perpétuelle mutation) s’immisce, s’impose dans l’espace d’exposition.
Un monde du travail précarisé
Parce qu’en tant qu’artiste, Emmanuelle Lainé a toujours été confrontée à la nécessaire adaptation de son activité à un espace non pensé pour ses pratiques, elle poursuit, dans son travail, ses réflexions sur la mutation du monde de l’entreprise. Depuis la crise sanitaire, les travailleurs, tantôt nomades, tantôt SBF « sans bureau fixe », sont contraints de réinventer un espace mental et physique. Le télé-travail vient bousculer le rapport au monde du travail et à son lieu d’exercice. Cet usage transforme le statut même du salarié, rejoignant ainsi les artistes dans cette précarité liée à une occupation fluctuante d’espaces laissés vacants. Sans cesse, chacun tente de s’adapter à des espaces qui n’ont pas été pensés pour l’humain, rendant inconfortable le monde que nous habitons. Réinvestir les ruines laissées par des sociétés qui, à la suite de la Covid, ont dû s’effacer, tel est le nouveau défi de chacun pour faire revivre des architectures, qui ont perdu leur fonctionnalité. Chacun erre dans des bâtiments dépeuplés, en quête d’un nouveau sens.
Résignation ou résistance ?
Dans ses photographies, fruit d’un précis travail alliant techniques anciennes (prise de vue via une chambre photographique) et procédés numériques, Emmanuelle Lainé met en scène des corps soumis à un environnement foisonnant, constitué de bibelots, objets domestiques et manufacturés. Allégorie de la mondialisation, ces marchandises reflètent l’abondance et le superflu qui caractérisent notre société consumériste. Ses modèles, quatre jeunes artistes marseillais (Samantha Steele, Anna Litomina, Cyprien Schaffner et Valentin Pasquotti Pirollo), regardent l’objectif. Ni souriants, ni accablés, ils affichent une certaine neutralité, adoptant une posture de résistance et de conscience, qui fait émerger un futur possible, porté par cette jeunesse soumise aux mouvements du monde. Chaque corps figure cette société contemporaine, oscillant entre progrès et régression. Chaque corps se plie, se déploie… extension du domaine de la lutte.
Bienvenue dans la « world company » !
Pour réaliser ces photographies, Emmanuelle Lainé a reconstitué une cellule, un espace de travail, inspiré de Buropolis, un ensemble de bureaux des années 80 désaffecté et voué à la démolition. Situé à Marseille, cet immeuble a été loué, en l’état, à une communauté d’artistes (dont Emmanuelle Lainé), de designers et de cinéastes et une école d’infirmières, pour un bail précaire (18 mois). Une occupation temporaire des locaux favorisée par l’association YES WE CAMP. Avec précision et d’une manière quasi clinique, ont été identifiés des topoï (motifs récurrents) qui, par assemblage d’éléments, constituent une imagerie propre au monde du travail : portes standardisées, structures métalliques ou rails pour placo et stores, tantôt occultant, tantôt révélant le monde extérieur. Le décor est planté : bienvenue dans la « world company » ! C’est en pleine nature qu’a été installée la structure, provoquant une rupture évidente entre le monde standardisé du travail et le paradis doux et enveloppant de la flore. Derrière des vitres, des corps contenus dans une enveloppe de métal inoxydable. Sur ces vitres, un hors-champ qui convoque la tour Méditerranée, implantée dans le quartier en pleine expansion du port autonome de la cité phocéenne. Cette tour symbolise la circulation des matières et des données*, qui contribuent à reconfigurer l’activité portuaire de Marseille et à dessiner une nouvelle géographie des flux. Quid de ces données qui circulent ? Désormais propriétés d’entreprises privées au détriment des gouvernements, ces savoirs deviennent outils de contrôle et de surveillance.
À la reconquête des espaces
Qui a donné du pouvoir à ces décideurs ? Qui décide qui décide ? questionne Emmanuelle Lainé, comme le martèle le titre de l’exposition emprunté à l’essai de la sociologue Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance. Deux questions en miroir, deux répétitions : une redondance quasi tautologique pour dire le vertige d’un monde qui, au profit d’un capitalisme sauvage, a délaissé le politique, mettant en péril la démocratie. Quid du pouvoir d’un citoyen transformé en consommateur ? L’homme, plutôt que de subir la contrainte des espaces, devrait songer à les remodéliser, gagnant ainsi autonomie et liberté. Préalables à toute reconquête du politique et des savoirs !
*Le port de Marseille est la porte d'accès numérique reliant l'Europe au reste du monde. Il est le point d'attache de plusieurs câbles sous-marins qui permettent la distribution de données et l'interconnectivité. Ce qui fait aujourd'hui de Marseille le 7e hub internet mondial. Ces données sont stockées, traitées et échangées grâce aux data centers construits ces dernières années sur le port de Marseille. Source : RFI.