Du 26.06.2021 au 26.09.2021
Théo Mercier présente, dans le cadre d'Un Été Au Havre, l'exposition Nécrocéan, une réflexion sur la trace, le devenir des objets domestiques, mais aussi la circulation des marchandises et les flux, dont les océans sont le théâtre mouvant.
LES OBJETS, DES ORGANISMES VIVANTS
Vivant entre Paris et Mexico, l'artiste a choisi de produire ses pièces avec des artisans locaux, installés dans le Guerrero, un état du sud du Mexique, spécialisés dans la sculpture de pierres précieuses et de coquillages. Ils gagnent leur vie en produisant des répliques de pièces pré-hispaniques vendues ensuite sur les marchés touristiques et de seconde main. S'appuyant sur ce savoir-faire, oscillant entre artisanat et reproduction quasi industrielle, l'artiste a transformé une série d'objets qui, abandonnant leur usage premier, opèrent une mutation. Répliqués en onyx blanc pour devenir des « rebuts fantômes » ou recouverts d'une seconde peau de coquillage pour devenir des chimères post-industrielles, les déchets collectés prennent alors de nouveau vie et sens : « Les objets ont aussi une vie autonome, ce sont des organismes vivants, mutants, j’écris l’histoire des objets vivants » Que laisse-t-on ? Que reste-il ? « Cette question de la mutation, de la transformation et de la finitude traverse mon travail qui lui-même est en permanente transformation. »
AU-DELÀ DES RUINES
Au gré des expositions, déclinant différents motifs et topoï, l'artiste est passé d'une réflexion sur les ruines, les grandes ruines, celles qui relèvent de l'histoire de l'art, aux plus petites ruines : les ruines d'objets, ceux-là-mêmes qu'on qualifie de déchets. Si l'exposition Nécrocéan dévoile un paysage de fin du monde et nous entraîne dans les profondeurs des océans, elle ne peut pourtant être réduite à un discours sur l'environnement et la préservation des fonds marins.
« Parler d'une nouvelle archéologie, celle d'une société de consommation, c'est un peu un poncif. Mon récit porte sur des objets qui deviennent des mots de la langue que j'invente et participent de l'élaboration de ma musique de sculpteur. » Ainsi, les objets que l'artiste métamorphose ont déjà eu plusieurs vies, plusieurs usages. Récupérés dans les camions poubelles de Mexico, dans les rues de la cité mexicaine, et voués à la disparition, ils deviennent, par le geste du sculpteur, de nouveaux organismes. Pneus, chaises, bouteilles en plastique, pots d'échappement... ces déchets exhumés mutent, se transforment et se réinventent grâce à la matière. La métamorphose les sauve d'une destruction certaine et empêche qu'ils ne deviennent « une particule de plastique ingérée par un poisson. »
DES SPÉCIMENS HYBRIDES
Spécialement pensée pour Le Portique, cette exposition est l'occasion de découvrir des pièces et techniques inédites, marquant une nouvelle étape dans le travail de Théo Mercier. Des formes employées se dégage un côté animal, les coquillages évoquant l'écaille, une peau « minéralo-organique ». Résultent de ce travail de transformation des spécimens hybrides, protagonistes d'une nouvelle histoire des fonds marins. Comme le suggère le titre de l'exposition, les pièces présentées émergent des profondeurs et invitent, dans un mouvement inversé, le visiteur à nager en eaux troubles, dans cette sorte d'océan de l'au-delà, nécropole constituée de reliques d'un monde en mutation forcée, « une métamorphose de la vie vers le bas. »
THÉÂTRE DE LA MATIÈRE
Au premier étage, un rideau, résurgence et trace d'un ancien spectacle de l'artiste, laisse échapper une colonie de crabes, une véritable armée, soit 500 espèces en bois exotiques sculptés et réalisés à La Havane. Les crustacés dessinent un chemin, oscillant entre fuite et conquête d'un espace qui s'ouvre, composé de sacs de sable devenus socles pour des pièces hybrides. Si la matière demeure contenue dans son emballage, elle n'en demeure pas moins signifiante invitant à penser la matière dans tous ses états et signifiants : « Ce matériau me fascine d'un point de vue poétique, économique et politique. Il porte en lui deux idées antagonistes : la construction et la destruction. D'où vient ce sable ? Que contiennent ces sacs ? Que racontent-ils de l'état du monde ? Par cette scénographie, j'injecte de la fiction dans le réel et questionne la matière. »
DU MEXIQUE À LA FRANCE : HISTOIRE D'UN VOYAGE
Avec le mot-valise « Nécrocéan », Théo Mercier raconte l'histoire que transportent ces objets, les traditions et traces culturelles dont ils sont les héritiers, mais également le chemin effectué par les œuvres acheminées, depuis le Guerrero, où travaillent les artisans, jusqu'au Havre. « C'est une manière de parler concrètement du processus de production « à distance » et transatlantique, propre à ce projet que j'ai spécifiquement pensé pour Le Havre. L’endroit où le travail est montré et la manière de le produire sont pour moi des sujets en soi, c’est pour cela que je tiens à imaginer dès que possible des pièces spécifiques pour les lieux qui m’invitent. »
UN MONDE MINÉRAL ET ARCHÉOLOGIQUE
À l'étage, une bibliothèque de pierres précieuses, cabinet de curiosités et matérialisation d'une approche encyclopédique du monde, d'une volonté de procéder à un nouvel inventaire des « choses de la nature ». Se dévoile une collection de géologie post-industrielle. « C'est une collection que je perpétue et qui compte aujourd'hui près de 700 spécimens. Au Portique, j'en présente 125, un groupshow de pierres imaginaires, qui mêle monde minéral et archéologique. » Disposées sur des plateaux en marbre, ces reproductions de pierres précieuses questionnent la valeur des choses : ces objets, moins précieux que les tablettes qui les supportent, ainsi mis en scène, renouent avec une certaine noblesse et l'origine de la nature par le biais du simulacre et de la reproduction. « Le contexte fait la valeur des choses. » Prolongeant cette réflexion, l'artiste déploie sa pièce Panorama obsolescence, skyline, village-monde évoquant l'obsolescence des matériaux, chantier archéologique mettant en scène des supports pour CD, tours au design suranné, évoquant la fuite du temps et une technologie dépassée. Mêlant matière noble (marbre) et industrielle (plastique), Théo Mercier imagine un nouveau monde, fait émerger de nouvelles formes et instaure un nouveau dialogue entre les matériaux, ces mêmes matériaux qui traversent nos mers et océans, dessinant l'histoire d'un monde économique en mutation.
FLUX, CIRCULATIONS ET TRACES
Une cité portuaire comme Le Havre, c'est un concentré de flux, c'est aussi une histoire du transport et de la circulation des objets et marchandises. « Dans mes sculptures, il est question de cette circulation, de la matière à partir desquels sont composés les objets. Un pneu, par exemple, est constitué de caoutchouc, mais aussi de la destruction de la forêt amazonienne, de la délocalisation, de la pollution dans les pays sud, des barricades… C’est ça, aussi, la matière que je sculpte. Derrière chaque objet, se cache un morceau de notre humanité. » Le Portique sert d'écrin à cette nouvelle narration pensée en différentes strates, en différents chapitres : s'y révèlent de nouvelles formes, un nouveau langage, qui racontent l'obsolescence d'un monde, de notre monde, mais sa possible réécriture par le geste artistique, par l'anoblissement des matériaux, qui, inscrits dans un cycle, relancent la question de la permanence et de la survivance des histoires, qu'elles soient universelles ou intimes.
BÂTIR SUR LES CENDRES
Déclinant nombre d'objets, les recouvrant, pour leur inventer une nouvelle fonctionnalité, celle de porter un langage poétique et artistique, Théo Mercier questionne la persistance, les cycles : y-a-t-il vraiment une fin ? Ouvrant une faille temporelle, il nous invite à nous interroger sur le désastre, à travers des pièces, qui telles le phénix, renaissent de leurs cendres, à l'instar du Havre qui, de ville meurtrie et traumatisée, poursuit sa reconstruction, entre souvenirs et transformations. Baptisée Cité océane, cette ville, résolument tournée vers la mer et ouverte sur les horizons du monde, abrite, en son sein, toute cette mémoire. Magnifique symbole d'une possible régénération, Le Havre affirme fièrement au monde que ce n'est pas ici que tout finit, mais que « c'est ici que tout a commencé ».*
* « II n’y a pas une maison comme celle-ci au monde, ni même au Brésil, ni en Russie, ni aux États-Unis. Souvenez-vous, Havrais, que l’on dira que c’est ici que tout a commencé. » (André Malraux, lors de son discours inaugural, en 1961, lors de la création de la première Maison de la Culture de France.)